« Passons d’une alerte subie à une alerte comprise »

Créé le 14/05/25
Johnny Douvinet, chercheur impliqué dans le projet Alert’kNow, partage son regard et ses convictions sur la manière dont les citoyens perçoivent le contenu des messages diffusés en cas d’alerte. Le dispositif FR-Alert, en service depuis juin 2022 en France, est en plein essor. Plus de 250 exercices ont déjà été menés et 68 alertes réelles envoyées en mars 2025. Ce contexte soulève des questions sur l’efficacité du contenu des messages transmis à la population.
Professeur en géographie à l’Université d’Avignon (dans le département du Vaucluse), Johnny Douvinet est un spécialiste reconnu dans le domaine de la gestion des risques et de l’alerte à la population. Coordinateur du projet Alert’kNow, il développe avec une équipe pluridisciplinaire (géographe, designers, psychologues, linguistes) une approche innovante de l’alerte centrée sur l’intelligibilité des messages et la participation citoyenne. Il a accompagné plus de 110 exercices organisés par les autorités préfectorales sur tout le territoire, depuis juin 2022. Il a aussi collaboré avec la direction générale de la sécurité civile et de la gestion de crise ainsi qu’avec la Direction de la Transformation Numérique, chargées du déploiement technique et de la rédaction de la doctrine d’utilisation. Il a publié plusieurs articles scientifiques sur l’alerte multicanale. Titulaires d’une habilitation à diriger des recherches depuis 2018, il travaille aujourd’hui sur la manière dont l’alerte doit-être conçue, reçue et appropriée par le public. Johnny Douvinet est aussi l’auteur d’un ouvrage « Alerter la population face aux crues rapides en France » paru en 2020.
Comment percevez-vous aujourd’hui la culture du risque et de l’alerte en France ainsi qu’à l’international ?
Johnny Douvinet : « Il faut distinguer la culture du risque de celle de l’alerte. La première repose sur des connaissances transmises en amont, pendant la prévention, alors que la seconde se confronte à l’incertitude et à l’anxiété du moment. En France, des efforts conséquents sont menés depuis une vingtaine d’années, avec des plans de prévention et des plans communaux ou intercommunaux de sauvegarde, renforcés par la loi Matras (2022). Mais il reste du chemin à parcourir : seulement 30 % de la population connaît les consignes en cas d’accident industriel. À l’international, des pays comme le Japon ou les États-Unis sensibilisent dès l’école. Cela dit, il ne s’agit pas de tout dupliquer : il faut conjuguer ces bonnes pratiques avec nos spécificités culturelles et sociales. »
Les systèmes d’alerte ont-ils évolué au cours des dernières années ?
Johnny Douvinet : « Jusqu’en 2022, le système d’alerte reposait essentiellement sur les sirènes, dont la modernisation avait été actée en 2010. Mais une directive européenne de 2018 est venue imposer à tous les Etats membres la mise en place d’un dispositif d’alerte par téléphone mobile. La France a respecté et assuré la mise en place du dispositif FR-Alert, un système multicanal combinant des notifications, des SMS ou l’envois d’un signal sonore via les sirènes, couvrant aussi bien la France hexagonale que les territoires d’outre-mer. C’est une évolution (voire une révolution), mais il faut l’accompagner humainement et organisationnellement, car la technologie seule ne suffit pas. L’échec de l’application SAIP (mise en place en 2016 mais arrêtée en 2018), dont l'utilisation a suscité plusieurs interrogations, en est un bon exemple. »
Pourquoi et comment les citoyens sont-ils impliqués dans la mise en œuvre et la gestion des systèmes d’alerte ?
Johnny Douvinet : « Durant la phase de conception de FR-Alert, et grâce à l’écoute attentive de certains acteurs oeuvrant au sein des administrations centrales, nous avons voulu impliquer la population française pour avoir un retour sur sa perception et sur sa compréhension des messages d’alerte. Nous avions déjà réalisé un état de l’art et identité les recommandations, issues de bonnes pratiques sur le plan scientifiques et opérationnel, mais nous souhaitions être sûrs que les messages répondaient bien aux besoins des populations. Les retours citoyens ont été collectés via des questionnaires en ligne, présents dans les messages envoyés au cours de 110 exercices préfectoraux, ce qui nous a permis de recueillir 48 500 retours, aussi bien leur compréhension, leur ressenti que sur les effets du son associé à l’arrivée d’une notification si le danger est considéré comme « extrême ». L’un des résultats montre d’ailleurs que le son est source d’angoisse notamment chez les plus jeunes. Ensuite, grâce à des ateliers participatifs menés dans le cadre du projet Alert’kNow, les citoyens ont pu analyser des messages puis en rédiger eux-mêmes, ce qui a révélé l’importance de certains éléments comme la temporalité, l’émetteur du message ou la formulation des consignes. Durant l’année 2024, plus de 167 individus ont participé à ces ateliers d’1h30 animés par Solène Roucour, recrutée dans le cadre du projet financé par la Fondation MAIF pour la recherche. L’enjeu est désormais de diffuser et de trouver les moyens pour inscrire une culture de l’alerte dans le corps et les esprits tout en cherchant à adapter les messages d’alerte à la diversité des perceptions, et en diversifiant les scénarios car les évènements dangereux sont multiformes. »
Avez-vous aussi interrogé des citoyens déjà acteurs de la sécurité civile ? Des sapeurs-pompiers volontaires par exemple ?
Johnny Douvinet : « Oui, nous avons impliqué des citoyens déjà impliqués dans la sécurité civile, comme des pompiers ou des membres d’une réserve communale de sécurité civile. L’idée était de croiser les regards entre des individus concernés, voire experts, et d’autres moins sensibilisés, qui ont peu de connaissances de l’alerte, mais qui étaient curieux d’apprendre. Nous avons aussi tenté de toucher des publics en situation de handicap ou des jeunes enfants (avec l’accord des écoles ou des parents). Les tendances communes confirment qu’un message d’alerte doit être clair, accessible à tous (même à un enfant de 11 ans) et il faut éviter tout jargon technique pour rester universel. »
Quelles difficultés avez-vous rencontré lors de la co-construction des messages d’alerte avec les citoyens et comment les avez-vous surmontées ?
Johnny Douvinet : « La plus grande difficulté, commune à chaque projet de recherche où des citoyens sont impliqués, a été d’interroger des bénévoles sur la co-construction des messages d’alerte, surtout en dehors de toute situation de crise. Nous avons contacté des associations, diffusé des appels dans la presse, mais la mobilisation est restée un vrai défi. Pour y répondre, on a multiplié les approches : questionnaires en ligne, exercice de simulation (dont un qui a recueilli 9700 réponses. On est content du résultat, mais il reste un gros travail de synthèse et de médiation à faire. »
Comment votre expertise scientifique a-t-elle contribuée au développement et à l’amélioration du dispositif FR-Alert ?
Johnny Douvinet : « L’expertise de l’équipe projet que j’ai la chance de coordonner a permis de contribuer à la rédaction de messages préformatés que les préfectures peuvent utiliser dans FR-Alert, mais aussi d’apporter un regard critique sur la façon dont ces messages sont diffusés et perçus. Depuis quelques mois, l’équipe projet s’est aussi recentrée sur des questionnements scientifiques, par exemple sur les effets de bords liés à la diffusion par onde radio des notifications, qui dépassent souvent les limites administratives prévues, ce qui soulève des enjeux de précision. Par ailleurs, on travaille depuis 2 ans avec des linguistes sur le choix des mots et la qualité des traductions pour que les messages soient aussi compris des autres langues que le français. On s’intéresse aussi, avec des chercheurs en sciences politiques, à ce qui déclenche une alerte... ou ce qui ne la déclenche pas. Car au-delà des alertes envoyées, il y a parfois des fausses ou des mauvaises alertes, et ça pose des vraies questions. »
Quels enseignements tirez-vous de ces exercices et des alertes diffusés via FR-Alert ? Y-a-t-il d’éventuelles pistes d’amélioration ?
Johnny Douvinet : « L’accompagnement des autorités nous a permis de comprendre le fonctionnement interne d’une cellule de crise et de voir la manière donc les acteurs sollicitent le dispositif. Sur le terrain, nous avons aussi filmé divers individus recevant le message. On plaide désormais pour la réalisation d’un exercice national, notamment lors de la journée de la résilience du 13 octobre, mais cela ne dépend évidemment pas de nous. Côté alertes réelles, on observe un vrai tournant : plus de 68 depuis juin 2022, souvent adossées à des vigilances météorologiques, c’est plus que le déclenchement des sirènes en 40 ans. Il faut continuer, tout en améliorant la rédaction des messages, qui sont littéraires et qui ressemble à des communiqués de presse. L’alerte n’est pas un processus communicationnel : en cas d’alerte, il faut envoyer une consigne claire, rapide et compréhensible, sans phrases ni formules de politesse. »
Avez-vous des exemples de succès récents où les systèmes d’alerte ont permis de sauver des vies ? Pourquoi selon vous sont-ils des réussites ?
Johnny Douvinet : « Évaluer l'efficacité des alertes est complexe, car il faudrait pouvoir rejouer le même évènement et comparer les conséquences avec ou sans déclenchement d’une alerte. Certains exemples, comme le tsunami de 2011 au Japon, où 600 000 personnes ont été alertées avant l’arrivée de la vague, montrent clairement que l’alerte a permis de sauver des vies. Les alertes diffusées lors des 5 aléas cycloniques survenus à la Réunions et Mayotte, ou lors de la tempête Ciàran sur l’ouest de la France, ont aussi clairement permis l’application des consignes de sécurité dans un délai suffisant. A l’inverse, les inondations survenues le 29 octobre 2024 au sud de Valence, en Espagne, avec 228 décès, nous interrogent sur les raisons du déclenchement jugé tardif du dispositif ES-Alert, et sur ce qui aurait pu être différent avec une alerte diffusée le matin ou aux alentours de 17h. »
Si vous aviez un message à transmettre aux décideurs publics sur les systèmes d’alerte, quel serait-il ?
Johnny Douvinet : « La mutualisation de savoirs techniques, politiques et scientifiques a été une véritable richesse pour tous les acteurs. Il faut donc absolument les savoirs entre scientifiques, techniciens et décideurs politiques. Un autre enjeu concerne les journalistes : ils jouent un rôles clé dans la diffusion de l’alerte, mais il est crucial de leur transmettre les bonnes notions, notamment sur la différence entre vigilance et alerte, ou sur le fonctionnement d’un tel dispositif. »
Propos recueillis par Maxime POMARES, avril 2025.
Découvrez la présentation intégrale du projet Alert'kNow ainsi que les dernières actualités du projet !